Pourquoi sommes-nous bestiaux vis-à-vis des animaux ?
Si nous commençons à devenir conscients de la souffrance en jeu dans le commerce de la viande, mais continuons à manger de la viande, alors nous avons un problème. Nous avons dans nos vies une source de conflit. Nous devons décider quoi faire avec cette conscience de la souffrance inhérente au fait de consommer de la viande. Il n’est que trop tentant d’écarter de nous cette prise de conscience afin de pouvoir continuer à agir comme avant. Peut-être nous rappellons nous avoir agi de la sorte par le passé nous-mêmes. Une autre réponse, plus créative, serait de faire face au conflit et de l’explorer afin d’apprendre et de grandir à partir des compréhensions profondes qu’il peut nous révéler. Un bon endroit pour commencer est d’explorer les vues et assomptions qui sous-tendent le fait de consommer de la viande et fournissent une fondation pour les pratiques fermières et d’abattage. L’un des plus puissants discernements de la pensée bouddhique est que derrière chaque action est une vue. Les vues ne sont pas nécessairement des positions philosophiques que nous avons consciencieusement élaborées ; en fait il se peut que nous ne mettions jamais en mot certaines des vues sur lesquelles nous nous basons le plus fortement. Nos vues sont plutôt des suppositions sur le monde héritées inconsciemment et auxquelles nous nous accrochons. Ces suppositions guident et donnent naissance à nos actions. Rendre ces vues conscientes et reconnaître d’où elles nous sont venues et comment elles nous affectent est un exercice de valeur. Cela nous donne le pouvoir de changer nos vues pour d’autres qui apportent plus d’harmonie et d’accomplissement dans nos vies.
Appliquant ce principe à la consommation de viande, nous pouvons voir que beaucoup de nos vues à propos de nos relations aux animaux viennent d’une conception du monde judéo-chrétienne. Même si nous ne croyons pas à l’explication biblique du monde, il est probable qu’elle nous affecte inconsciemment. Après tout, elle a modelé la psyché occidentale pendant près de deux millénaires. Certaines des vues de cette tradition que nous avons inconsciemment absorbées sont des obstacles à notre respect et notre compassion envers les animaux.
Premièrement, nous avons hérité de la vue que l’espèce humaine avait prédominance sur les animaux, et que par conséquent nous avons le « droit » de tuer les animaux et qu’il est « naturel » pour eux de vivre dans la crainte de l’homme. Nous en sommes venus à prendre pour acquis que les animaux ont été placés sur la terre afin que nous ayons usage d’eux, et que leur souffrance n’a pas d’importance si elle provient de notre utilisation d’eux.
Que l’homme soit à notre image, selon notre bon vouloir, et que sa domination s’exerce sur les poissons de la mer, sur les oiseaux, sur le bétail, et partout sur la terre, et sur toute chose rampante qui rampe sur la terre. (12)
Le livre de la Genèse clarifie les conséquences d’une telle intendance lorsque Dieu dit à Noah :
Et la crainte de toi et la terreur de toi doit sévir sur chaque bête de la terre, et sur tous les oiseaux dans l’air, et sur tout ce qui bouge sur la terre, et sur tous les poissons de la mer ; dans ta main sont-ils livrés. Chaque chose vivante qui se meut sera pour toi de la viande. (13)
En conséquence, la plupart d’entre nous croient que « Tu ne tueras point » ne s’applique pas aux animaux. L’approche occidentale a typiquement consistée à voir une séparation rigide entre les humains et les animaux, les humains ayant une « âme » ou une « rationalité » qui nous met à part. La souffrance humaine a généralement été un sujet d’inquiétude pour les occidentaux (avec quelques exceptions importantes) tandis que la plupart du temps nous avons eu tendance à ignorer ou dénier la souffrance animale.
Cette vue de considérer les animaux comme des possessions utilisables de comme bon nous semble devint un point de vue philosophique pour beaucoup de penseurs occidentaux. Thomas d’Aquin, probablement le plus grand philosophe de l’Europe médiévale écrivit :
Nous ne pouvons souhaiter de bonnes choses à une créature dénuée de raison, car elle n’a pas la compétence, à proprement parler, de posséder le bien… Cependant nous pouvons charitablement aimer des créatures dénuées de raison, si nous les considérons comme les bonnes choses que nous désirons pour les autres. (14)
En d’autres termes, nous pouvons seulement nous soucier du bien-être des animaux si c’est au bénéfice d’un humain, non dans le souci de l’animal.
Le philosophe Descartes et ses disciples développèrent encore plus loin l’idée que, parce que « dénués de raison », nous pouvons traiter les animaux complètement selon notre bon souhait. Descartes regardait les animaux comme rien de plus que des mécanismes complexes, dénués de rationalité. Ses disciples conduisirent cette pensée jusqu’à sa conclusion logique. Si un animal n’a pas d’ « âme » et est grosso modo un mécanisme, alors les cris d’un animal lorsqu’il est blessé ne signifient pas plus qu’il s’agit là de douleur que les cliquetis d’un moteur défectueux n’indiquent la souffrance d’une automobile. Ses disciples « donnaient des coups de pied à leurs chiens et disséquaient leurs chats sans aucune pitié, se riant de toute compassion et appelant leurs cris le bruit d’une machinerie se cassant » selon l’un de ses biographes. (15)
Ceci était sans doute le pire moment des relations occidentales avec les animaux (bien que certaines méthodes de fermes-usines s’en approchent), mais certaines personnes ont exprimé ce même genre de vue jusqu’au XXe siècle. Dans les années 1960, un théologien affirma que les animaux présentent « un psychisme vraiment très mystérieux et très intéressant, mais exempt de conscience de quelque sorte qu’elle soit » (les italiques originales sont conservées). Il en arrive à la conclusion que le problème de la « souffrance » animale n’en est pas un, car une « souffrance inconsciente » est une contradiction dans les termes. Souffrir et n’être pas conscient de ce fait, souffrir et n’être pas conscient de la souffrance, est la même chose que de ne pas souffrir du tout. (16)
Une vue scientifique de grande influence au début du XXe siècle est venue du même courant de pensée. L’école « comportementaliste » dont le plus célèbre représentant était B.F. Skinner, rejeta l’idée que les animaux sont pourvus de la moindre conscience de soi. Comme Descartes, il voyait les animaux comme des machines complexes dénuées de la capacité à faire l’expérience de la douleur. Bien que cette vue ait perdu ses fondements, certains dans la communauté scientifique en sont aujourd’hui encore les représentants. Aussi récemment qu’en 1992, un magazine scientifique sérieux pouvait publier un article intitulé « Est-ce que les animaux sentent la douleur ? ». (17) L ‘article rapportait qu’une équipe d’experts, après trois années de délibération, décidèrent non sans hésitation que les vertébrés (ce qui inclut tous les animaux de ferme) « sont possiblement capables de faire l’expérience d’une certaine quantité de souffrance » (je souligne).
Il serait faux de croire que tous les chrétiens (ou scientifiques) arborent, ou ont arboré, la vue inhumaine que nous avons effleurée. Beaucoup ont eu un rôle de pionnier en faveur du bien-être animal, et certains chrétiens (et scientifiques) sont végétariens et ont une relation au monde animal fortement compassionnée. Ceci dit, les vues occidentales traditionnelles ont profondément conditionné beaucoup d’entre nous et étayent notre acceptation des horreurs modernes qui ont lieu dans les usines fermières, où les animaux sont traités comme des machines et où la douleur qu’ils ressentent est regardée comme inconséquente.